« Les français, on est à peu près bon dans beaucoup de choses, mais on a toujours quelque part un petit côté pas très cohérent. On est les premiers, au dix-huitième siècle, à avoir fait une révolution qui a marqué un point fort contre le système des royautés qui sévissaient partout en Europe depuis le moyen-âge, une révolution qui depuis sert de symbole – pas de modèle, les conditions historiques ne sont nulle part identiques – au combat de tous ceux qui ont une liberté à gagner. Restent associées à ce moment fort, la Déclaration des Droits de l’Homme, et quelques autres évidences qui n’avaient jamais été formulées. Mais après ces quelques moments d’ivresse, limite gueule de bois, on s’est dépêché d’aller se rechercher un roi, quelques décennies plus tard – non sans avoir eu un Empereur entretemps, pour la première fois de notre Histoire –, puis on a refait une république, et on s’est baladé ainsi, en boucle, pendant un siècle, jusqu’à ce que l’Histoire nous arrive sur la tronche par l’intermédiaire de nos voisins. Depuis 1870, on est resté en république – à défaut de démocratie – mais on sent bien qu’on n’est pas encore au point sur le sujet. Ça cafouille pas mal, on change la constitution, on tatônne, on hésite, on amende, on s’unit le temps d’une guerre, opposants main dans la main face à l’ennemi, on reprend notre valse hoquetante et désordonnée jusqu’à la guerre d’après, qui montre qu’on n’a rien retenu de notre parcours, on se déchire jusqu’au fond de notre corps social, on se resoude un peu à la va-vite, on repart en brinquebalant, cahin-caha, une roue de la charrette dans le fossé, les pieds dans les flaques, on paume des trucs au hasard des chaos, mais ils n’étaient pas vraiment à nous, et ils profiteront à quelqu’un d’autre. Ça s’appelle la décolonisation. Mais bon an mal an, on avance. On pourrait avoir confiance, se dire qu’on est dans la bonne direction. Et du coup, s’abandonner, se laisser porter par l’air du temps. Croire en nos dirigeants, auxquels, après tout, on délègue librement notre raison quotidienne.
Ce serait une erreur. Ce sont les mêmes qu’avant, aussi faillibles, aussi entourés de médiocres souriants et utiles… »
« … On a une tendance à la Total Regulation, en France. Emportés par notre élan à vouloir le bonheur de tous – avec une telle certitude qu’on ne lui demande plus son avis sur rien, on sait tellement mieux que lui ce qu’il lui faut pour être heureux – on régule, réglemente, limite, borde, définit, arrête, édite, légifère, décide, impose, ordonne, cadre, encadre, enferme, frénétiquement, tout ce qui est considéré comme publique, dans des textes rappelant – car on fait dans le préventif explicite – de quoi il s’agit, l’usage qui doit en être fait, et, conclusion logique, les sanctions encourues en cas de non-respect des prescriptions énoncées. S’y ajoute souvent une note un peu ubuesque, on est très fort pour ça, c’est normal, chacun fait avec sa poésie locale, la nôtre penche de ce côté-là.
A l’entrée des squares, il y a un panneau sur lequel est affiché un règlement d’utilisation du square – il est fait pour se promener ou s’y arrêter, les chaises et les bancs à disposition sont faits pour s’asseoir mais il est interdit de s’y allonger, le tas de sable est pour les enfants, il ne faut pas cueillir les fleurs, monter dans les arbres ni jouer au ballon dans les massifs, que des trucs auxquels on n’aurait pas pensé. Ce panneau est dans une boîte grillagée, afin d’en rendre la lecture plus difficile, et le square ferme à dix-neuf heures en été, dix-sept heures en hiver. Cette régulation par le texte a pour premier objectif de définir le cadre hors duquel la responsabilité de l’autorité locale – la municipalité, au premier rang de laquelle se trouve le maire – ne saurait être engagée, car la hantise des tribunaux est devenue le premier écueil qu’elle va rencontrer dans sa mission de gestion de la collectivité qu’elle coiffe. Dès que quelque chose de fâcheux se produit, le premier pas de celui qui le ressent comme une injustice consiste à trouver un responsable, de préférence solvable, vers qui se retourner pour tenter de trouver compensation au préjudice subi. Et même si les tribunaux restent de façon générale assez lucides quant à ces affaires, la législation est tellement étendue à tout, ne serait-ce que par défaut, que s’il n’y a pas véritablement de responsable au problème, ce sera l’autorité locale qui sera considérée comme telle. Le fond n’est pas mauvais en soi, il est normal que tout ce qui relève des activités humaines, dont la vie sociale fait partie, reste lié à ces mêmes humains – laissons les disjonctés aborder le problème en se tournant immédiatement vers ce qu’ils appellent Dieu. Mais cela se traduit par le fait que le maire du patelin est ultimement désigné responsable si un passant tombe en glissant sur une bordure de trottoir un peu usée. Du coup, tous ceux qui ont en charge une des composantes de la Sécurité permanente et totale que chacun attend d’eux, essaient de se blinder de partout pour ne pas être attaquables. Donc le règlement du square comporte un avertissement du genre « Le non-respect des consignes ci-dessus dégage l’autorité communale de toute responsabilité en cas d’accident ». Il devient difficile de frétiller au quotidien. En Angleterre, les squares et jardins publics sont ouverts librement, sans clôture, jour et nuit. En France, je dois quitter le square à l’heure prévue, sous peine d’être verbalisé. Si ma chaise se casse quand je me lève pour partir, avant l’heure de fermeture, et que je déchire la manche de mon costume Christian Dior en tombant sur un morceau pointu, je peux attaquer la ville. Avec des témoins qui déclarent que je me suis assis et levé normalement, éventuellement une expertise montrant que la chaise a cédé sur un point faible, je peux raisonnablement espérer obtenir un dédommagement pour ma veste. S’il m’arrive la même chose mais que l’heure de fermeture est passée d’une minute, c’est la ville qui peut m’attaquer pour obtenir le remplacement de la chaise. Quant à mes témoins, ils n’ont pas intérêt à déclarer qu’ils l’ont été, car si le bris de la chaise fatiguée, s’étant produit après l’horaire de fermeture, me devient presque imputable, il n’en reste pas moins qu’ils n’auraient pas dû être là non plus, et ils sont susceptibles d’être poursuivis. Ce phénomène se répandait de plus en plus, quand je suis parti, et je ne vois rien qui pourrait inverser la tendance.
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